J’ai tout aimé à Vienne. Surtout les mollets d’Anne, malencontreusement demeurés à Paris. Néanmoins ce bal costumé s’est avéré un remède efficace à ma mélancolie. Il faut dire qu’il avait commencé sous de bons auspices puisqu’on nous y a laissé entrer sans poser de questions : gage d’un exceptionnel savoir-vivre ou amortissement de nos locations de costumes ? Le carton d’invitation exigeait la tenue libertine du siècle des Lumières ; nous lui avons obéi au doigt (et ce n’était pas à l’œil).

Je me sentais d’attaque, quoique embarrassé dans mes jabots et perruques poudrées. Il faut souffrir pour être libertin.

Une belle fête se reconnaît dès l’entrée. Combien de fois ai-je voulu tourner les talons deux secondes après une arrivée dans un salon sinistre, fleurant le fiasco à plein nez ? Jamais mes intuitions ne me trahissaient ; je ruminais ensuite ce bon réflexe hypocritement réprimé, subissant les private jokes et le name dropping pushy de ce social flop. Les Anglais ont d’excellents idiomes pour ces idioties.

Le bal viennois, lui, vous estomaquait au premier coup d’œil. La façade du château était éclairée aux chandelles et le parc scintillait de mille petites taches lumineuses. À votre arrivée un quatuor à cordes rythmait vos pas d’un gentil allegro mozartien. Tous les invités étaient somptueusement déguisés. Louis XVI était là, Marie-Antoinette aussi, et – comme à l’époque – ils n’étaient pas ensemble. Sauf quelques anachronismes déplorables (Richelieu se gavait de petits fours dans un coin, Napoléon Bonaparte n’osait même plus se montrer), on se croyait vraiment revenu deux siècles en arrière. N’ayant malheureusement pas connu cette époque, cela m’évoquait plutôt quelques films de Milos Forman.

Les gens jouaient le jeu et se mettaient même à parler en vieux français, employant des expressions comme « Messire, ce festoyement m’agrée fort » ou « Ma mie, vous m’échauffez les sens, je m’en vais vous foutre derechef », qui donnaient à ce tableau une vérité criante, si l’on peut dire. Partout ce n’étaient que libations, stupres, concours de boissons sous les tonneaux de vin rouge, batailles de nourriture (les cailles, bien que rôties à l’estragon, continuaient de voler) et course après les marquises autour des tables et dans les buissons.

À l’intérieur du château, le bal envahissait tout le rez-de-chaussée. Un historien méticuleux se serait sans doute offusqué : l’on dansait moins le menuet que l’acid-house. Cela dit, si Valmont revenait (mais nous a-t-il vraiment quittés), il n’aurait pas tellement de mal à s’adapter aux danses modernes qui ne sont, grosso modo, que des variantes de la bourrée médiévale.

Quelques couples s’aventuraient à visiter les étages, par curiosité architecturale ou pressés par l’urgence.

Des gens dormaient, d’autres partaient, se suicidaient ou engageaient la conversation. J’eus du mal à me débarrasser d’une marquise de Merteuil encore plus excitée que l’originale. Elle ne cessait de me demander si je voulais voir combien elle portait de jupons. Je fis semblant de ne pas comprendre l’anglais et déguerpis quand elle engagea un effeuillage complexe. Dans le jardin, la bataille en était aux desserts. J’évitai de justesse un vacherin à la framboise et en fus quitte pour quelques taches de coulis de fraises sur mon pourpoint doré. Il faut vivre dangereusement.

Les hooligans cravatés étaient en ordre dispersé. L’un avait piqué des bouteilles de Champagne sous le buffet et arrosait deux Tourvel qui se demandaient laquelle copiait l’autre. J’en ai trouvé un autre en grande discussion avec le futur roi de Belgique sur l’authenticité d’un soutien-gorge trouvé sur la piste de danse. Puis je suis tombé sur Anne-Marie, une jeune Allemande, cousine des Habsbourg, à côté de qui j’avais dîné aux Bains l’année précédente. Elle me demanda si j’avais de la coke. Elle ne devait pas avoir plus de dix-sept ans mais dans ces pays-là c’est un âge relativement expérimenté. Je n’en avais pas ; elle daigna tout de même accepter une coupe de Champagne tandis que je buvais un plein verre de vodka, cul sec. Ma réputation était sauve.

Je l’ai suivie dans les jardins à la française et, quand nous sommes revenus, ma patrie était vengée. Cependant presque tout le monde était parti. « Les Autrichiens sont des couche-tôt », me dit Jean-Georges qui avait cassé sa montre.

Par chance, Anne-Marie logeait dans une suite au palais Schwartzenberg. Je ne me fis pas prier pour accepter son invitation. Comme tous les enfants gâtés, je fais semblant de cracher dans la soupe mais j’ai des habitudes de nouveau riche. Nous devions seulement marcher sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller ses parents.

Le retour se fit sans encombre sous les décombres. Nous traversions la nuit, ombres dans la pénombre. Malgré les apparences, cette équipée ne rimait pas à grand-chose.

Tout marcha comme sur des roulettes et lorsque le petit déjeuner arriva (également sur roulettes), Anne-Marie avait un nouveau room-mate. J’ai été choqué en constatant la joie de ses parents, à croire que je venais de me taper un cageot esseulé. Ce n’était pas le cas : Anne-Marie ne proposait pas un visage avenant mais disposait d’une paire de loches de 92 centimètres bonnet C, c’était une femme avec qualités.

Anne-Marie a repris deux fois des œufs brouillés aux truffes car je lui avais laissé ma part. Comme eux, j’étais à ramasser à la petite cuillère. Je me suis contenté d’un verre d’eau dans lequel j’ai regardé deux pastilles de Guronsan se dissoudre lentement (le Guronsan est la coke des coincés). Anne-Marie gazouillait en allumant la télévision et je m’en suis voulu de faire aussi piètre figure. Nul doute qu’elle raconterait à sa famille la minable constitution et la faible résistance de la nation française. Son père sourirait à table et embrayerait sur la réunification de l’Allemagne. Rien que d’y penser, j’avais des aigreurs d’estomac. Heureusement que je ne portais pas de pyjama sinon je me serais pris pour Charlotte Rampling dans Portier de nuit. À l’évidence, l’Autriche attisait mon sentiment de persécution. Je commençais à comprendre l’exil volontaire de Thomas Bernhard.

Mémoires D'Un Jeune Homme Dérangé
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